Le lobby du gros rouge, complice de la mise à mort de la « fée verte »

Le pourquoi du comment

publié le dimanche 12 janvier 2020 à 08h00

Le lobby du gros rouge, complice de la mise à mort de la « fée verte »

 

La « fée verte » a ressuscité, le 17 mai 2011 :

 

La France autorise à nouveau la fabrication et la vente d’absinthe, la fée verte pour les intimes. Accusé notamment de « rendre fou et criminel », cet alcool fort à base d'essence d’absinthe, une plante aromatique, avait été interdit le 16 mars 1915. Etudiant en Histoire à l’Université Paul-Valéry à Montpellier, Raphaël Vandeputte s’étonne qu’après l’interdiction de l’absinthe, dénoncée comme principal vecteur de l’alcoolisme à cette époque, le gouvernement français veille, durant toute la guerre, à acheminer et fournir aux soldats une ration de plus en plus importante de vin… Dans son mémoire sur « L’interdiction de l’absinthe en France », écrit sous la direction de Frédéric Rousseau, l’étudiant en Master 2 analyse les multiples raisons qui vont faire passer la « fée verte » du firmament aux oubliettes. Mu par ses intérêts économiques, le lobby viticole, au début du XXe siècle, se joindra au chœur de ceux qui veulent faire la peau à l’absinthe. D’abord favorisée par la chute de la production de vin due à la crise du phylloxera (de 1868 à 1893, date d'un presque retour à la normale), la consommation de l’absinthe sera en effet combattue sans trêve au début du XXe siècle, lorsque le vin entre en surproduction. L’absinthe est alors la concurrente à abattre.

 

 

Le malheur du vignoble fait le bonheur de l'absinthe :

 

Boisson anisée légèrement amère, d'une teinte pouvant aller du jaune au vert, l’absinthe, produite essentiellement dans l’Est de la France, « le Doubs, les Vosges, et en particulier le Jura et la ville de Pontarlier où se trouvent les usines Pernod* », précise Raphaël Vandeputte ; s’affirme d’abord comme la boisson du soldat. Engagés depuis 1830 dans la guerre coloniale de la France en Algérie, les Bataillons d’Afrique l’utilisent pour purifier l’eau. Elle serait, pense-t-on alors, une arme efficace contre la malaria et la dysenterie. Également consommée par les gradés, ensuite « associée aux mystères de l’Orient », elle est adoptée par l’élite bourgeoise entre 1850 et 1870. « A partir des années 1870- 1880, écrit l’étudiant en Histoire dans son mémoire, plusieurs événements vont précipiter l’absinthe au rang des boissons alcoolisées les plus consommées de France, entrant directement en concurrence avec le vin. » Il poursuit : « La chute des prix de l’absinthe couplée à la crise du phylloxera qui touche la viticulture va faire décoller la consommation de cet apéritif. »

 

La consommation de la fée verte passe de 700 000 litres en 1874 en France à 36 millions de litres en 1910 !

 

Ravagé par le phylloxera, insecte qui s’attaque à la souche et aux racines de la vigne, le vignoble français voit sa production de vin dévisser. De 40 à 70 millions d’hectolitres avant 1868, elle touche le fond en 1879 avec 25 M d’hl, selon Jean-Paul Legros (Académie des Sciences et des Lettres de Montpellier), pour « revenir à une production presque normale en 1893. » Dans ce contexte, « certains ont très vite compris que l’absinthe pouvait remplacer le vin manquant », observe Raphaël Vandeputte. Démocratisée quant au prix, largement distribuée dans les débits de boisson (480 000 caboulots dénombrés en 1909 dans l’Hexagone, soit un troquet pour 80 habitants…), l’absinthe, qui titre alors entre 68 et 72 degrés d’alcool, voit aussi « l’apparition de mélanges plus ou moins frelatés, par exemple coupés avec du sulfate de cuivre… », relate-t-il.

 

L'absinthe, accusée de « rendre fou et épileptique »

 

Servie avec de l’eau fraîche versée goutte à goutte sur un morceau de sucre posé sur une cuillère trouée au-dessus du verre d’absinthe, l’apéritif, peu cher, est passé des tables de l’élite aux comptoirs des « assommoirs », cafés fréquentés par la classe ouvrière. L’explosion de la consommation d’absinthe fait des ravages, médicaux et sociaux, « notamment parmi les groupes sociaux les plus pauvres, principalement la classe ouvrière des villes et les paysans des campagnes », renseigne Raphaël Vandeputte.

 

Défini pour la 1ère fois en 1849 par le médecin suédois hygiéniste** Magnus Huss, le terme « alcoolisme », maladie à la fois physiologique et sociale, fait son apparition dans la société française. Également médecin hygiéniste, et aliéniste, Valentin Magnan va aller encore plus loin. Pour lui, l’absinthe, et en particulier la molécule de la thuyone, alors très concentrée, est responsable d’une forme particulière d’alcoolisme, qu’il dénomme absinthisme, qui rend fou et épileptique. « Magnan s’est servi d’une autre théorie, celle de Morel sur la dégénérescence, et a affirmé que l’alcool et l’absinthe conduisaient à la dégénérescence de la race », décrit Raphaël Vandeputte. On s'empare alors allègrement de cette thèse pour expliquer alors les raisons de la défaite de la France contre la Prusse, en 1870…

 

Selon des études récentes (2011), le Dr Jean-Pierre Luauté a démontré que « les médecins de l'époque ont accusé l'absinthe à tort. Leurs études n'étaient pas sérieuses », déclare l'étudiant. Les ravages de l'absinthe à l'époque sont plutôt ceux d'un excès d'alcool fort, et la consommation de spiritueux frelatés, « avec des effets nocifs sur le physique, mais aussi sur le psychisme des buveurs ».

 

 

« Tous pour le vin, contre l'absinthe »

 

Face à la montée de l'alcoolisme, les élites pensent qu'il faut éduquer le peuple à la tempérance. Pour son bien, oui. Mais aussi parce que « les classes dominantes ont une hantise de la révolte des pauvres, des ouvriers », appuie l’étudiant en Histoire. « A partir de 1880, la lutte contre l’alcoolisme passe par l’école. » Proclamé par le célèbre biologiste Pasteur « la plus hygiénique des boissons », le vin n’est pas visé.

 

Alors que montent en puissance dans la société française les ligues et sociétés de tempérance, les journaux créés par des médecins hygiénistes eux-mêmes, l’Etat refuse toujours d’interdire l’absinthe. « Il est pris entre deux feux. A la fois la nécessité d’éduquer les gens, et le poids économique de cette filière. En 1907, 46% de la population française est liée de manière économique au commerce de l’alcool : vignerons, négociants, cabaretiers », pose Raphaël Vandeputte.

 

Le réveil de la viticulture française et surtout de ses syndicats viticoles, alliés au poids des sociétés de tempérance relayées par des hommes politiques, va ébranler la situation. « A partir de 1903, souligne l’étudiant, le problème du phylloxera est résolu. La France importe en plus du vin d’Algérie, sa colonie. On ne sait plus quoi en faire… Les prix du vin chutent à un tel point que les vignerons n’arrivent plus à en vivre. En juin 1907, un million d’entre eux déferlent à Montpellier. En plus de demander à l’Etat d’obtenir de meilleurs prix et de réguler le marché, les syndicats viticoles exigent l’interdiction de l’absinthe, car ils sont conscients que sa consommation fait de l’ombre à celle du vin ». Le 14 juin 1907, après avoir appelé à un meeting pour supprimer l’absinthe, le journal national Le Matin titre « Tous pour le vin, contre l’absinthe. »

 

Sûr de ne pas risquer le soulèvement à cause de l'interdiction de l’absinthe, les hommes étant au front, l’Etat l'interdit le 16 mars 1915…

 

 

*25 distilleries en 1900…

**  « Né à la fin du XVIIIe s, l’hygiénisme vise à améliorer les conditions sanitaires et sociales des individus. » 

 

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