Tokaji, mythes et métamorphoses d’un vin d’or

Vins étrangers

publié le jeudi 17 mars 2022 à 10h07

Tokaji, mythes et métamorphoses d’un vin d’or

 

Gloire et déclin… La légende vacille. Loué par Paracelse, Louis XIV et Voltaire, le Tokaji traverse la tempête. Deux guerres mondiales et la période collectiviste le font oublier. C’était sans compter sur une micro-résistance pour transmettre un savoir et une tradition de vinification, dûment codifiée. Rien n’est venu à bout de la viticulture de la Hongrie. Le vin des rois a survécu aux Tartares, aux Turcs, aux Cosaques et aux communistes. À la chute de « l’Empire soviétique », des hommes produisent à nouveau ce grain de raisin unique, pour faire renaître une exception vinique et la sublimer. « Un vin de sucre et de feu. » Texte de Lucie d’Incau

 

Tokaji Aszú, un vin de légende. Un nom seul qui suffit à évoquer la Hongrie. Trésor historique, « l’Aszú » est chanté dans l’hymne national : « Tu as fait couler du nectar sur les pampres de Tokaj ». Vendanges tardives et pourriture noble relèvent du mythe du grand liquoreux. On dit que la menace d’un énième raid turc reporta les vendanges, tant et si bien que les raisins se flétrirent, altérés par le Botrytis. Sortilège d’un terroir magique, provoqué par un mycoderme. Le champignon enrobe la grappe d’un réseau de filaments, pompe son eau, concentre les sucres, emprisonnés dans les baies. C’est ainsi qu’à partir d’un retard fortuit ressortit une « singulière merveille ». Offrande d’un raisin paroxystique, audacieux. L’Aszú s’entoure de mystère, où tout se mêle, empruntant à l’Histoire ou inventant. La légende raconte qu’en 1630, Máté Szepsy Laczkó, pasteur à la Cour, eut l’idée géniale de lancer la récolte des grains « putrides ». Et de produire un vin flamboyant et subtil, qu’il offrit, à Pâques, à Zsuzsanna Loránffy, épouse du prince de Transylvanie, György 1er Rákóczi, qui domine la région du Tokaj-Hegyalja.

 

 

Le mont Tokaj, « cap » détaché du massif de Zemplén, tout comme les méandres marécageux du Bodrog, sont la condition indispensable à la production des « nobles » grains. À l’abri des vents rudes du nord, les collines volcaniques attisent la force des vents qui soufflent de l’Alföld un air sec et chaud, asséchant les raisins. Les zones humides, dans le sillage des rivières, d’où surgissent de mystérieux brouillards du matin, favorisent un mûrissement idéal. Processus singulier de sur-maturation des baies botrytisées et passerillées sur pied, jusqu’à l’extrême. Tout est décisif et suspendu à cette délicate alchimie qui se joue entre l’eau, le soleil et le vent. Inédite sensation que de ramasser, un à un, ces grains fripés, au goût de bonbon, si recroquevillés, qu’on dirait des raisins de Corinthe. Les fruits « confits », écrasés sous leur propre poids, libèrent, par simple gravité, un invraisemblable Eszencia. Élixir fascinant, stocké dans des bonbonnes de verre, où commence et ne s’achève jamais sa très lente fermentation. La pâte sucrée, ajoutée à un vin de base, déterminant le tokaji et son échelle de douceur. Recette originelle, exprimée en nombre de puttonyos, hottées de 25 kilos, versées dans un fût de Gönc. Pour en extraire la richesse, une macération est nécessaire dans le jus de raisin, fermenté ou non. Puisqu’on ne peut presser les grains, tels quels. Le divin liquide, sculpté sous l’effet des levures, reprend le chemin d’une interminable seconde fermentation, avant de reposer longuement dans les caves labyrinthiques, creusées dans le roc et le lœss, où une étrange moisissure participe à sa transmutation finale. « Secrets impénétrables » du Cladosporium cellare.

Renaissance de « l’élixir impérial »

 

Jusqu’en 1940, tout le Gotha est toqué de tokaji. Le vin d’or, sans pareil, voyage. Et triomphe à la table des tsars et des monarques. L’Aszú conquiert l’Europe avec les dynasties Rákóczi. Le prince Ferenc, très en faveur à Versailles, en offre quelques flacons à Louis XIV, pour requérir son soutien contre les Habsbourg. « Cadeau diplomatique » qui ne manque pas d’émerveiller le Roi-Soleil, lui conférant le statut de « vinum regum, rex vinorum », (vin des rois, roi des vins). Si irrésistible, le liquoreux séduit les Cours de Prusse et de Russie. Pierre le Grand, qui en fait ses délices, confit le transport des barriques à des convois, escortés par des Cosaques. Tout est fait pour cultiver les mystères sur la boisson voluptueuse. Et son impact sur la santé. On l’utilise comme remède, pour ses vertus thérapeutiques, « miraculeuses ». « L’élixir impérial » construit sa légende. Les écrivains y contribuent. Goethe, Diderot, Voltaire, qui en est fou, y trouvent l’inspiration. On a longtemps cru que le vin, doux et doré, contenait de l’or. Paracelse fit même le voyage jusqu’à cette lointaine contrée, pour percer le secret. Paroles d’alchimiste. Tokaji suscite la convoitise. Mais doit protéger sa réputation. Un décret royal délimite l’aire d’appellation, en 1737. Et assure le monopole de la production de vins aszú, qui font l’objet du premier classement de crus de l’Histoire. Le « Tokaj Album », de 1867, illustrant la beauté renversante du territoire, et son trésor de vignoble, à l’étranger.

 

 

Deux guerres mondiales plus tard, la Hongrie bascule dans l’orbite soviétique. Le vin des rois vit une lente descente aux enfers, dans les affres de la gestion kolkhozienne. Productivisme, intégration… Les grands mots (maux) sont lancés, à partir de 1949. La vinification est placée sous la coupe d’une seule ferme d’État, jusqu’à la chute du « Rideau de Fer ». Des flots de Tokaji, manipulé, falsifié, se répandent en Russie, en échange de gaz et de tracteurs. C’était sans compter sur une micro-résistance infime, mais suffisante pour produire quelques rares grands vins. Chaque petit vigneron a pu conserver un minuscule parchet, choyé comme on cultive un potager. Et le clergé, qui fut aussi une source clandestine de nectar. Ce n’est qu’avec le démantèlement du Borkombinát que sont redessinés les contours des grands domaines historiques, sur les 1400 hectares confisqués. Cinq entités, avec terres, caves et stocks, sont proposées à des investisseurs étrangers : Hétszölö, Disznókö, Oremus, Megyer, Pajzos. Hommes d’affaires, diplomates, « aventuriers » venus d’ailleurs et Hongrois, reprennent l’histoire, là où le régime communiste l’avait effacée. L’Aszú est fait l’ambassadeur incontournable des vins de Tokaj, dans la Reconquête des marchés à l’export. La liqueur altière diffuse son image, fidèle à la légende du vin d’or.  L’esprit de la Résurrection !

 

L. d’I.

 

Crédits Photo: Studio Bakos et Disznókö (le Rocher du Sanglier), propriété du groupe AXA Millésimes, classée « Premier Cru », en 1732, par le roi Charles III. Directeur du domaine : László Mészáros.

 

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